Ma petite bibliothèque / 2
Pour ce deuxième message consacré à mes conseils de lecture, j'ai choisi de présenter le livre dans lequel je suis plongé depuis 2 semaines. Il s'agit de l'autobiographie de Maïa Plissetskaïa, l'une des plus grandes danseuses russes du XXè siècle et pour laquelle je voue une véritable admiration, au point que ma fille a pour deuxième prénom Maïa.
La ballerine a écrit ses mémoires en 1993.
Née à Moscou en 1925, "la Diva de la danse" comme elle fût surnommée, raconte de manière bouleversante son histoire familiale et sa carrière de ballerine au théâtre du Bolchoï. Son père, ingénieur des mines, est arrêté et exécuté en 1938 au moment des "purges" staliniennes et sa mère, actrice de cinéma muet est déportée durant 3 années au Kazakhstan en tant que femme d'un "ennemi du peuple". La jeune Maïa grandit à Moscou, élevée par sa tante et son oncle, Assaf Messerer, un des grands pédagogues de l'école de danse du Bolchoï. En 1943, elle intègre le théâtre du Bolchoï et débute une carrière prodigieuse. Ses rôles de prédilection sont Le lac des cygnes, Raymonda, Don Quichotte, La Fontaine de Bakhtchissaraï, Roméo et Juliette...
En tant que fille d'un "ennemi du peuple", sa carrière est semée d'obstacles, elle est en butte incessante aux autorités de l'administration soviétique qui ne l'autorisera à sortir d'Union Soviétique qu'en 1959 pour faire sa première tournée à l'Ouest. En plus des interdictions de sorties, elle sera l'objet de surveillance du KGB, de retenues sur salaire, de vétos sur des projets chorégraphiques. Malgré les obstacles, elle a réussi à imposer ses créations contemporaines comme Carmen suite, Anna Karénine, La Mouette, La dame au petit chien et a fait entrer au Bolchoï les chorégraphies de Roland Petit et Le Boléro, Isadora de Maurice Béjart.
Ses mémoires se lisent non seulement comme le témoignage de l'une des "dernières légenges vivantes de la danse", mais aussi comme le témoignage d'une artiste entrée dès son plus jeune âge en résistance contre le régime soviétique.
Moi, Maïa Plissetskaïa, Editions Gallimard, collection "Témoins", Paris, 1995, 486 p.
p. 360, "Mon travail avec Roland Petit et Maurice Béjart" : "Mon premier contact avec Maurice Béjart a été une lettre. C'était en 1974, au festival de Dubrovnik. J'étais tombé par hasard sur une soirée de ballets. Douchka Sifnis y dansait le Boléro de Béjart. C'était inimaginablement beau. J'en suis devenue folle. Un délire. Le Boléro devait être à moi. Même si ce n'était pas moi qui l'avais créé. Je deviendrais quand même la première. C'était un ballet à moi.
Revenue à Moscou, je me suis attelée à ma lettre : Cher Maurice, je suis transportée, j'en suis malade, je veux le danser, ne pourriez-vous me le faire travailler, le Boléro est un ballet à moi... Et ainsi de suite dans le même genre.
L'un de nos amis polyglottes a traduit mes propos exaltés en français, déniché l'adresse approximative de Béjart et la boîte aux lettres a avalé mes gémissements. La censure les laisserait-elle passer ? [...] Une année s'écoule. Et soudain... un bonheur inattendu. André Thomazo, représentant de l'Agence artitique et littéraire de Paris, me propose de tourner le Boléro de Béjart à Bruxelles. Une coproduction franco-belge pour la télévision. [...] Nous nous rencontrons en vieilles connaissances. Alors qu'en fait je le vois de près pour la première fois. Des yeux bleu pâle et perçants, à l'iris liséré de noir, me dévisageant. Le regard est scrutateur, froid. Il faut que je le soutienne. Je ne cillerai pas. Nous nous fixons l'un l'autre. A supposer que Méphistophélès ait existé, il lui ressemblait, me dis-je. Ou est-ce Béjart à Méphistophélès ? [...]
"Vous n'avez qu'une semaine. Mettez-vous-y. Vos devancières ont eu des problèmes de mémoire. Liouba, vous lui direz les noms que vous avez donnés aux différentes séquences pour vous aider. Commencez par ça."
... La légende musicale nous dit que Ravel, composant le Boléro sur la commande d'Ida Rubinstein, avait manqué de temps. Pris par les délais, il avait répété sa mélodie à l'infini, n'en changeant que la parure orchestrale. C'est ce qu'on dit. Moi je ne le crois pas. En tout cas, il a posé un sacré problème aux danseurs.
Les séquences de Béjart avaient, pour l'occasion, été baptisées : Crabe - Soleil - Poisson - B.B. - Hongroise - Chatte - Ventre - Samba
Les seize reprises de la mélodie (c'est ainsi que mon personnage s'appelle dans le programme : La Mélodie) avaient un nom. Soleil, c'étaient les bras étendus comme des rayons, doigts écartés. On aurait dit qu'ils imploraient l'astre du jour. Crabe partait aussi des bras pour devenir subitement des pinces, se croiser et se planter dans ses propres côtes. B.B., c'était Brigitte Bardot. Elle était alors la femme la plus célèbre de la planète. Béjart avait refondu sa démarche et ses gestes en image chorégraphique. Ventre... Mais dans quel ordre ? Ravel ponctue chaque séquence de deux mesures d'entrée rythmique. Durant ces deux mesures, Béjart tempérait le feu d'artifice de son imagination et répétait cent fois la simple formule d'une succession de pliés. C'était le moent de se rappeler quel épisode allait suivre : Chat ou Hongroise ?
Plié, plié, et, en pleine panique, on essaye de se rappeler ce qui va venir, ce qui va suivre. J'ai eu bien du mal à apprendre le Boléro. Pour mon corps, tous ses mouvements étaient nouveaux. Béjart avait sérieusement étudié les danses orientales (indiennes, thaï, persanes) et quelque chose de leur lexique était entré dans son vocabulaire chorégraphique. PLus une fantaisie diabolique. L'asymétrie. L'absence de carrure. La polyrythmie. Ravel est à trois temps. Béjart à quatre. Même les danseurs familiers de son style se noyaient. Et moi, après Le Lac et La Belle, vous vous rendez compte ! J'ai complètement perdu le sommeil. En pleine nuit, éclairée par ma lampe de chevet, je redansais ce que j'avais engrangé dans la journée. [...]
On me demande parfois quel a été mon ballet le plus extraordinaire. Eh nien, c'est celui-ci. Le Boléro à Bruxelles, avec un souffleur caché au public au bout d'une travée et éclairée par-dessous par un pinceau lumineux. Un souffleur de blanc vêtu qui s'appelait Béjart. A chaque entrée, enchaînant les pliés, je dévorais des yeux la tache claire qui, du fond de la salle, m'indiquait d'un signe, comme un agent de la circulation, où je devais aller. Sa main entoure son oreille d'un geste félin, c'est Chat. Ses bras s'envolent dans une czarda, c'est Hongroise. Les bras entrelacés comme pour une danse du ventre, c'est Samba. "